PARUTION LE BATEAU MAGAZINE 17

DÉMEMBREMENT ESTHÉTIQUE
Le corps s’expose sans relâche, du papier glacé aux cristaux liquides. Objet de toutes les convoitises visuelles, sujet prisé d’une imagerie surabondante, d’une publicité omniprésente, le corps se perd un peu plus à mesure qu’on le sublime à outrance : grain lissé, éclats factices, reliefs parfaits, lignes rectifiées. Sous nos yeux absents s’étale l’expression d’une chair désincarnée à force d’être retouchée, dépossédée à trop vouloir lui faire dire ce qu’elle n’est pas.
CONTACT OBJECTIF

Ici, une vision sans concession qui tranche singulièrement s’offre à notre regard habilement leurré durant des années. C’est comme une fissure vibrante sur l’intime; crue et cinglante de vérité. Des corps dérangeants en dérogant à la règle de l’artifice. Des corps cependant réconfortants et familiers qui viennent romprent avec le conformisme d’une esthétique spécieuse. Ici, la chair portée aux nues érige son vérisme, féroce et touchant, revendiquant un “Je” intime et fragile, authentique et fort.
L'INCARNATION D'UNE QUETE
Volontairement parcellaire, obstinément poétique, cette oeuvre mosaïque retrace le parcours d’un regard oublié, tissant à rebours le fil d’une recomposition esthétique. Une peau grêlée ou diaphane, un ventre laiteux qui nait à la lumière ou un visage secret qui se meut dans la pénombre, PATRICK GOMME traduit la surface sensible de notre humanité. Au gré de ses détails naissants et de ses morcellements délicats, la progression révèle l’identité de chacun, l’histoire d’une vie qui siège au plus profond de nos plis, de nos reliefs et de nos cicatrices mis en lumière.
ELOGE DE L'ORDINAIRE

La photographie intacte (non retouchée) de PATRICK GOMME entend bien réveiller notre conscience de la vraie beauté des corps. Cette galerie éclectique de figures étranges fascine dès le premier regard tant par sa beauté que par son étrangeté ; nous renvoyant au reflet de notre essence. PATRICK GOMME a choisit des gens "ordinaires", qui nous invitent par la découverte de leur univers à la relecture du nôtre. Autant de facettes inhabituelles qui dressent le portrait universel et consubstantiel du corps et de l’esprit profondément réunis.
 


© TEXTE : JULIEN FREY & MELLE INZECITY - HTTP://INZECITY.COM
© PHOTO : TIME WILL COME - FACTORY-ART GALLERY - BERLIN
PATRICK GOMME est membre de CLARA / Coopérative de Liaison des Activités et des Ressources Artistiques


INTERVIEW LE CADRATIN 2012
Patrick Gomme: « Tous les corps peuvent être des oeuvres artistiques ».

On pénètre dans l’atelier de Patrick Gomme comme dans une crypte. Affichées aux murs, les photographies de l’artiste théâtralisent des corps féminins, imparfaits, quotidiens. Certains clichés sont des gros plan de corps. D’autres mettent en scène des femmes dans un fauteuil. Les étagères du photographe abritent une collection d’objets symboliques, religieux, bigarrés: Des masques, des crânes, des crucifix, des décors animaliers en bois, des statuettes africaines… Autant de potentiels éléments de mise en scène. Perchée sur un empilement de boites de tissus, une Blanche-neige blonde, yeux ronds, corps potelé, pourrait incarner une esthétique rassurante: Sa fraicheur kitsch de nain de jardin paraît destituer toute angoisse. A y voir de plus près, la peinture bleue de la robe s’écaille, l’œil est égratigné. Les formes communes et rassurantes du féminin évoquent bientôt l’étrangeté, la fragilité, l’« insaisissabilité ». Voilà ce qui séduit Patrick Gomme.
Mis au service des média, de la publicité, deux archétypes du corps se font face: L’un, attractif et sécurisant, est donné comme modèle d’identification; L’autre, malade ou difficile, est donné comme repoussoir. Le premier archétype séduit plutôt qu’il ne donne à penser. Il met à distance les failles et les incohérences corporelles plutôt qu’il n’inquiète. Ancien publicitaire, le photographe Patrick Gomme semble mis en garde contre ceux qui édictent une représentation binaire et rassurante du réel. L’élection d’un modèle physique produit toujours, en regard, la mise à l’écart de corps jugés incompatibles, ou porteurs de charge négative.
Patrick Gomme ne cherche ni à inquiéter ni à provoquer. Il donne à voir l’humanité des chairs. Sans voyeurisme ni complaisance pour l’imparfait.

L’artiste personnage
Vous percevez-vous comme un éveilleur de conscience?

Mon travail se situe au carrefour des champs du social, de la santé et de l’artistique. Il s’agit de faire prendre conscience que nous sommes tous, d’une certaine manière, des moutons de consommation. Nous nous laissons dévorer par la profusion d’images produites par la société. Le discours de la société sur le corps a une telle force qu’en comparaison notre propre voix a peu d’écho. Les images viennent influencer nos choix quotidiens, voire générer et nourrir nos malaises, à l’instar de cette femme qui veut se faire refaire la poitrine. Toutefois, les anthropologues montrent bien la relativité des critères de beauté selon les sociétés et les époques. Une femme très mince, au 19ème siècle, évoque la pauvreté, peu la séduction. Aujourd’hui, la femme svelte est valorisée pour sa capacité à prendre soin d’elle. Sa minceur est aussi le signe de son aisance financière. Le consumérisme, lié au souci exacerbé du paraitre et de la reconnaissance sociale, sont des formes d’aliénation. Le corps actuel doit se plier à des rituels de consommation pour répondre aux normes édictées: la forme, le bronzage ou la minceur… Or, le plus important n’est pas d’entreprendre des régimes coûteux ou de se payer de la chirurgie esthétique, c’est d’apprendre à se créer des routines quotidiennes pour prendre soin de soi. Il suffit parfois d’en revenir aux bases essentielles, à la nécessité du sommeil et à la qualité de l’alimentation. Je suis surpris de constater à quel point nous avons perdu de vue les repères simples.
Peut-on dire, quitte à verser dans la caricature, que votre photographie est engagée « à gauche »?
Mon discours est social. Mais pourquoi le social devrait-il toujours être rangé à gauche, sur l’échiquier politique? Ma démarche questionne les normes et les réflexes autour des normes. « Que fait-on de soi? », « Comment voit-on l’autre? », « Comment absorbe t-on ce qu’il est? ».. . Ce questionnement sous-jacent doit interroger chacun sur la manière dont il jauge l’apparence de son voisin.
Pourquoi choisir ce médium de la photo? Porte-t-il davantage une capacité d’éveil de conscience que d’autres arts?
Dès lors qu’on peint ou sculpte un corps, on l’interprète. A contrario, la photographie permet le réalisme du reportage. Or, ce qui m’intéresse, c’est le réel, l’image du vrai.Je ne vise pas la production d’une image léchée ou sensuelle, mais d’une image humaine, ré-ancrée dans le quotidien. Je préfère d’ailleurs le terme de « photographies de corps » à celui de « photographies de nus ». Je trouve le mot « nus » particulièrement galvaudé. Une masse de stéréotypes, à connotation érotique, tombe instantanément. Par ailleurs, le mot « nu » renvoie pour moi à l’anonymat, quand le mot « corps » est davantage dans le personnel, le soi, l’incarné.
Avant votre projet photographique actuel, vous avez travaillé dans la publicité. On imagine bien l’influence de ce parcours sur vos travaux présents…
Je suis entré dans le milieu publicitaire avec l’espoir de faire de la création, tout en étant attiré par le confort matériel offert. Le choix de la sécurité, aux dépens de mes recherches artistiques, correspondait aussi à une période de stabilisation dans ma vie personnelle. Un jour, j’ai reçu un appel à candidature intitulé: « Les créatifs derrière l’objectif ». Ma proposition a été sélectionnée. Puis lauréate. Ce succès a agi comme une piqûre de rappel. Pendant un an, j’ai retravaillé mon style photographique. En parallèle, ma frustration en tant que publicitaire ne faisait que croitre. Une commande d’un spot sur les pesticides a été particulièrement difficile à tenir. Je devais prétendre que ces produits étaient « merveilleux ». Les spots tournés avec des filles de 30 ans, pour vanter des produits adressés à des séniors, me semblaient totalement factices. La force du système publicitaire est telle que j’ai fini par m’interroger sur ma propre normalité: « Suis-je dans la norme? Suis-je présentable? ». En contrepoint, mon projet actuel propose une réflexion sur la vanité et l’éphémère. Il dit: « Nous sommes là, vivants, essayons donc d’en profiter sans trop de questionnements ». Je ne choisis pas mes modèles féminins sur casting. Je donne aux femmes, dont le corps échappe aux critères esthétiques en vigueur, un moyen de sortir de l’anonymat que la société normative leur impose. Ma démarche est de donner confiance. C’est aussi de montrer que l’art n’est pas limité aux corps « faciles ». Le corps imparfait qu’on déteste, qu’on veut cacher, peut devenir quelque chose. Mis en scène, photographié avec douceur et tendresse, tout corps est désirable. Un corps esthétique est avant tout un corps aimé. Le coup de foudre a une durée de vie courte. L’amour demande du temps et de la compréhension. Ma photographie s’inscrit dans cette temporalité. Je prends le temps de connaître l’atmosphère de mon modèle, son histoire, son « ambiance ».


L’Artiste au travail
Que savez-vous de vos modèles lorsque vous commencez la prise de vue?

Je soumet un questionnaire personnel aux modèles que je photographie. Ces questions brossent « l’univers » global des femmes, sans rentrer en profondeur dans leur vie privée. Les réponses me permettent de théâtraliser l’espace, de choisir les objets et le fauteuil qui accueillera le corps de cette femme-là. La série Chair Corps se compose en deux phases. la première, une série de plusieurs photos gros plan dans différentes attitudes et sans le visage pour éviter de se focaliser sur la personne. La seconde, une photo portrait dans un fauteuil avec mise en scène qui est la “révélation” de ces corps. Je chine par avance divers objets aux puces ou ailleurs. Lorsque je reçois les réponses à mon questionnaire, certains remontent intuitivement: Ils me semblent parler d’un vécu important de la personne. Parfois, les objets sont dans l’illustration, parfois dans la symbolique, parfois dans les deux registres. Je prends garde à ne pas dégager les malheurs du modèle sur la photographie. Je mets l’accent sur ses envies, la manière dont elle se construit. Les fauteuils sont à usage unique. Ils servent au maximum deux fois, et dans ce cas, je les repatine. J’essaie de créer un lien entre l’histoire de la modèle et le style de fauteuil: bourgeois, ancien, minimal… Je respecte également les proportions des corps: A petites tailles, petits fauteuils, grandes tailles, grands fauteuils. Le siège doit servir de cocon à la femme déshabillée.
Comment dépasser la tentation du jugement sur les corps?
Je ne juge jamais personne. Chaque femme a son histoire propre, son vécu particulier. Il m’arrive de sentir que la personne se déteste. Personnellement, je regarde la matière qui se donne à moi. Je ne suis pas dans le beau/pas beau. J’ai pu obtenir des photos violentes. Je ne les ai pas gardées. Ce qui m’intéresse, c’est le cliché qui, sans tomber dans la complaisance, apporte de la douceur ou de l’accessibilité au regard. Je suis toujours surpris de ce que je découvre des modèles, une fois le travail photographique initié. Cette femme de 47 ans, par exemple, au visage dur et sec, se révèle avoir un corps beau et rond. J’apprends tous les jours la vanité de catégoriser ou d’étiqueter les physiques.
Etes vous sensible au retour sur vos photos?
J’écoute les remarques, mais je poursuis avec ténacité ce que je veux faire. Je ne suis ni intéressé par des photos trop intimes anatomiquement, ni par des clichés « posés ». Une main sur un sein, par exemple, est hors sujet. Je cherche les postures qui se dégagent du sensuel. Si je m’alignais sur les désirs des autres, je ferais rapidement de l’érotique. Le regard de convoitise sur la femme est le point de vue généralement attendu chez un photographe-homme. Un homme m’a aussi déjà accusé d’être un « Boucher de femmes ».
Renonce t-on au rêve avec le réalisme? Quels codes de beauté réinventez-vous?
Je ne pense pas réinventer des codes, je fige ce que je vois, ce que les autres ont perdu (oublié) dans leur regard formaté. je ne cherche pas à faire rêver , au contraire je veux les réveiller , pour qu’ils puissent repartir dans de nouvelles aspirations…. Le réalisme / le naturalisme sont à la fois la base et l’influence de nos rêves !
Quel est votre rapport à la solitude, qu’exige le travail de création?
J’ai besoin de solitude, et j’ai besoin de retours sur mon travail. J’ai besoin des autres, mais quand les autres sont trop présents, j’ai besoin de solitude. Je travaille beaucoup la nuit. Je sens moins d’interférences, d’influences.
Il est difficile pour moi de partager mes idées. En général, mon discours n’est pas clair. L’alternative est de montrer mes essais photographiques, mon tâtonnement. C’est l’une des raisons pour laquelle je fais des images. Si je pouvais communiquer autrement, je produirais du texte, j’écrirais.

Une œuvre 
« Cette photographie est un cliché d’une série photographique. Elle ne se comprend bien qu’incorporée à la globalité du travail sériel. Ce qu’on y lit, de prime abord, est l’image du vécu, de la vie avec toutes ses symboliques. La beauté tient à la douceur de l’image, esthétiquement construite. Le choix du fauteuil et des teintes n’a pas été laissé au hasard. J’aurais pu préférer un fauteuil lisse, mais j’ai senti chez cette femme une difficulté de vécu. Quant aux couleurs, elles sont intemporelles. L’image n’est presque pas datable. Cette femme, dont le corps est ordinaire, a accepté de se mettre en difficulté. Elle s’est montrée sensible au fait que je puisse la prendre en photographie. Elle a découvert que son image pouvait devenir esthétiquement intéressante. Avec ce corps qu’elle n’aime pas, on pouvait produire une œuvre artistique. »

© 2012 lecadratin.com